Conférence de Jean-Claude Bonnin - La tragédie des puits de Guerry
Synthèse de Jean-Claude Bonnin sur le massacre de 1944.
Jean-Claude Bonnin fait le point sur le massacre de 36 personnes juives le 24 juillet 1944 au lieu-dit Guerry, ferme abandonnée située sur la champ de tir des établissements militaires de Bourges, dit "Polygone", situé entre Savigny en Septaine et Soye en Septaine.
Ces personnes avaient été raflées à Saint-Amand-Montrond dans la nuit du 21 au 22 juillet 1944, par le SD de Bourges ("la Gestapo") et la milice, accompagnés de soldats de la Wehrmacht (70 personnes au total).
Sources :
J’ai consulté :
- Histoire de la Milice de J. Delperrie de Bayac, édition Fayard, les grandes études contemporaines (1969).
- Une tragédie française. Eté 1944 scènes de guerre civile de Tzevan Todorov, édition du Seuil (1994.)
- Brochure : la tragédie des puits de Guerry éditée par le Comité berrichon du souvenir et de la reconnaissance (1945).
- L’intervention de J Y Ribault au colloque de Saint-Amand-Montrond (juin 2005) sur la répression de l’été 1944 publié sur le site de la Fondation de la Résistance (Paris 2007).
Les deux derniers travaux cités précédemment sont, de loin, les plus intéressants pour la connaissance de cette tragédie.
- Le CD ROM La Résistance dans le Cher (AERI 2008)
Le téléfilm : Milice film noir de Alain Ferrari (1997) présente les événements de l’été 1944 à Saint-Amand-Montrond et des images des puits de Guerry.
Le massacre des Juifs à Guerry : répression ou persécution ?
Pendant de nombreuses années tous les actes barbares commis envers les opposants, les résistants, des catégories de populations à cause de leurs origines ou leurs places dans la société, leurs idéologies supposées furent désignés comme mesures de répression. Ainsi étaient indifféremment présentées la déportation des Juifs et des Tziganes et celle des résistants.
La plupart des historiens actuels distinguent maintenant la persécution de la répression.
La répression consiste à s’en prendre à ceux qui ont manifesté leur opposition aux autorités mises en place et à leurs actions, on réprime à cause de ce qui a été fait (ou supposé fait). La persécution s’exerce contre des personnes pour ce qu’elles sont (ou censées être). La seule raison pour laquelle les nazis déportent et exterminent les Juifs c’est parce qu’ils sont nés !
La tragédie de Guerry est une mesure de persécution (parmi les plus horribles ayant existé) car le seul tort des victimes était d’être juives.
Ce crime innommable entre dans le cadre de « la solution finale », c'est-à-dire le génocide du peuple juif perpétré par les nazis dans tous les pays européens qu’ils occupent à partir de 1941, génocide appelé le plus souvent en France « Shoah » depuis le célèbre film de Claude Lanzmann.
La découverte du lieu où s’est accompli l’innommable crime :
Rappels : 6 septembre 1944 Bourges est libéré
11 septembre 1944 libération de Saint-Amand-Montrond
13 septembre 1944 l’ensemble du département du Cher est libéré.
« Le 12 septembre 1944 Charles Krameisen vient déclarer à la police qu’il est le seul survivant d’un massacre qui a eu lieu le 24 juillet aux environs de Bourges, près d’une ferme au milieu des bois,…que tous ses compagnons ont été tués » de J Delperrie de Bayac dans son Histoire de la Milice.
Finalement, grâce aux indications de C Krameisen très confus dans son expression, perturbé (on le serait à moins !) le site est découvert le 20 octobre 1944. C Krameisen, né à Scénia Pologne fait partie des familles juives ayant fui les pogroms malheureusement fréquents bien avant l’invasion hitlérienne de son pays d’origine.
Le site, c’est une ferme abandonnée, au lieu-dit Guerry, dans les bois du polygone (champ de tir militaire) entre Savigny-en-Septaine et Soye-en-Septaine.
Là se situent trois puits, très profonds (jusqu’à 36 mètres de profondeur)
Dans le puits n° 1 (cour de la ferme) on découvre des effets, des objets, dans le puits n° 2 le corps de 8 femmes et ceux de trois hommes, et les corps de 25 hommes dans le puits n°3. En tout 36 personnes, dont 33 furent identifiées comme faisant partie d’une grande rafle qui avait eu lieu à Saint-Amand-Montrond dans la nuit du 21 au 22 juillet 1944.
L’événement de la découverte des corps des suppliciés, ils avaient été jetés vivants dans les puits et des blocs de pierre précipités sur eux pour les écraser, cet événement impensable prit vite une dimension nationale en cette période de la fin de la Libération du territoire. Une équipe de cinéastes de l’armée américaine filma l’horreur et Guerry deviendra un des lieux symboliques de la barbarie nazie.
Les Juifs à Saint-Amand-Montrond :
Le Cher Sud était considéré comme une terre de refuge. Dès la déclaration de la guerre, le 3 septembre 1939, les frontaliers d’Alsace et de Moselle ont été évacués vers les départements de l’Ouest, du Centre et du Sud-Ouest. Parmi eux des membres de la communauté juive alsacienne. D’autres Juifs persécutés dans les pays d’Europe centrale s’étaient installés avant-guerre dans notre région.
A noter que la politique antisémite des nazis avant l’attaque de l’Union soviétique de juin 1941 ne consistait pas à exterminer les Juifs. Cruelle et injuste, elle visait à débarrasser le Reich de ses habitants juifs par des expulsions. (exemple les Juifs du territoire du Bade Wurtemberg, territoire frontalier avec la France, déplacés en France.) Ils subirent ensuite la politique antisémite de l’ « Etat français » et furent internés (au camp de Gurs en ce qui concerne ceux originaires du territoire précité). Le plus grand nombre de Juifs réfugiés en France vivait en région parisienne. Le gouvernement de Vichy avait constitué un fichier détaillé de la population juive…fichier de triste mémoire.
Après la rafle dite du billet vert du 14 mai 1941(un semi échec pour le régime de Vichy !), suivant les accords scélérats entre René Bousquet le chef de la police française et Karl Oberg, grand chef de la SS en France, se déroule à Paris la rafle dite du Vel d’hiv des 16 et 17 juillet 1942. Alors, la communauté juive de la région parisienne (qui croyait ne rien craindre) va essayer par des moyens divers de rejoindre la zone dite libre au Sud de la ligne de démarcation. Le département du Cher, partagé en deux par cette véritable frontière, situé à seulement 200 kilomètres de Paris, devient une zone de passages clandestins pour de nombreux Juifs. Ainsi, sur les 204 Juifs (hommes, femmes, enfants) déportés à partir du Cher, 167 ont été arrêtés lors d’un passage « illégal » de la ligne de démarcation au cours de l’été 1942 et du début de l’automne. Ceux (plus nombreux) qui ont réussi le passage vont soit fuir vers le midi de la France, soit s’installer dans l’Indre ou le Cher-Sud, ne sachant pas évidemment qu’en novembre 1942 l’occupant allait envahir la zone Sud. La suite des événements allait d’ailleurs montrer que la zone Sud, avec ou sans occupation allemande, n’était pas un lieu sûr.
En effet, ce sont deux rafles ordonnées par le pouvoir vichyste qui vont s’effectuer dans le Cher-Sud, suite aux accords Oberg-Bousquet : une le 26 août 1942, une deuxième les 23-24 février 1943, rafles concernant essentiellement des Juifs « étrangers » ou considérés comme tels (souvent nés en Pologne). 7 Juifs résidant à Saint-Amand-Montrond sont arrêtés.
Par la suite, avant les événements tragiques de l’été 1944, les Juifs de Saint-Amand-Montrond ne furent plus inquiétés malgré des instructions de la préfecture régionale de Limoges demandant que les familles israélites de la ville (jugées trop nombreuses) fussent dispersées dans des agglomérations voisines de la ville. Ces ordres furent torpillés par le personnel de la sous-préfecture où le mouvement Combat implanté à Saint-Amand pratique le NAP (noyautage des administrations publiques). Le sous-préfet Pierre Lecène est lui-même membre de la Résistance, ce que les autorités d’occupation vont découvrir : il sera déporté.
Des auteurs, et parmi eux, un de grande réputation : le Colonel Rémy (Gilbert Renault) ont affirmé que la prise de Saint-Amand-Montrond le 6 juin par la Résistance (groupe Combat plus FTP de Marcel Lalonnier, le »colonel Hubert ») avait été organisée par la communauté juive de Saint-Amand. C’est absolument faux ; le groupe Combat avait reçu un ordre codé : « dans la forêt normande est un grand lit ». La prise de Saint-Amand se fait en même temps que celle de Guéret et d’autres localités en bordure nord du Massif central. Quant à l’action des FTP, très décriée par Todorov qui voit en eux des « va-t-en guerre » irresponsables, elle devait constituer, selon les témoignages des participants à l’opération, en une manifestation de la force de la Résistance avec recrutement de jeunes pour le maquis. Ce dernier objectif fut d’ailleurs réalisé.
Le 7 juin, quand l’imminence d’une intervention de la Wehrmacht devient évidente, Pierre Jacquet (capitaine FTP) conseille vivement aux Juifs de Saint-Amand de quitter la ville. Le recrutement s’opère comme prévu ; sur plus de 200 engagés, il n’y a que deux jeunes Juifs, les frères May. A partir du 8 juin, une répression terrible s’abat sur Saint-Amand-Montrond ; elle est l’œuvre d’éléments d’une brigade spécialisée venue de Moulins sur Allier (la brigade Jesser) et de la Milice sous la direction du fanatique Joseph Lécussan.
Joseph Lécussan, plus que Paoli, est dans la tragédie des puits de Guerry, côté collaborateurs, le personnage le plus impliqué dans ce crime contre l’humanité. C’est un milicien de la pire espèce ; antisémite forcené, il a assassiné Victor Basch, président de la ligue des droits de l’homme (80 ans) et son épouse. Pillard, ivrogne, sa violence l’avait même fait mettre à l’écart de la Milice. Il arrive à Saint-Amand-Montrond le 11 juin 1944 sur ordre de Francis Bout de l’an numéro 2 de la Milice.
Joseph Lécussan prend ses fonctions à la sous-préfecture le 21 juin, son révolver sur le bureau près de bouteilles de vin qu’il a fait monter de la cave. Il rédige un arrêté assez extraordinaire où il se nomme lui-même sous-préfet de Saint-Amand-Montrond, se surnommant « le Gauleiter »
Pendant que des exécutions de résistants ou de sympathisants de la Résistance ont lieu dans la ville, le directeur du collège Louis Galas ordonne à ses élèves israélites internes de quitter la ville et d’aller se cacher dans d’autres localités. Il a ainsi sans doute sauvé plusieurs jeunes.
Le 29 juin, peu de temps après un échange, entre 60 otages détenus à Vichy par la Milice contre Madame Bout de l’an et un groupe de miliciennes emmenées dans le maquis par les résistants, la famille Juda (4 personnes) est arrêtée à Bessais-le-Fromental ; il s’agit d’une famille juive cachée dans le Cher Sud depuis moins de temps que celles résidant à Saint-Amand-Montrond. La veille Philippe Henriot, la voix de l’ultra collaborationnisme sur radio Paris, a été exécuté par la Résistance ce qui a suscité une colère folle de Lécussan, hurlant, selon le témoignage de B Delalande, qu’il faudrait exécuter 1 000 Juifs en représailles, car, toujours selon Lécussan, ce sont évidemment les Juifs qui sont responsables.
Le 12 juillet, le corps de Félix May, président de la section locale de l’UGIF (Union générale des Israélites de France, association tolérée par le régime de Pétain) est retrouvé dans le canal de Berry ; c’est le père des deux frères May ayant rejoint le maquis.
La rafle de la nuit du 21 au 22 juillet 1944 :
Le 21 juillet après-midi, une trentaine de soldats de la Wehrmacht encadrés par des membres du SD, (dont Paoli) arrivent de Bourges à Saint-Amand-Montrond. Le SD (Sicherheitsdienst) est le service de renseignement, issu de celui de la SS. Associé à la SIPO (Sicherheilspolizei), ce service était couramment appelé Gestapo à Bourges. Le couvre feu est avancé de 22h 30 à 22h. Avec l’aide d’une quinzaine de miliciens bien renseignés, sous le commandement de Roger Thévenot le chef départemental de la Milice, la rafle commence à 22h50. Violences, insultes, pillages, une nuit horrible se déroule. Le colonel Bernheim, commandeur de la légion d’honneur, héros de la grande guerre, âgé de 72 ans est maltraité, des vieillards sont traînés au sol…
La rafle dure jusqu’à 4 heures du matin. 71 israélites (27 hommes, 35 femmes, 9 enfants) sont alors enfermés dans le cinéma Rex. Léon Weil qui connaît les lieux réussit alors à s’enfuir.
A 7 heures du matin, les 70 prisonniers montent dans deux camions et sont conduits au Bordiot, la prison de Bourges.
Les assassinats :
Le 24 juillet, à 16 heures, 26 hommes sont entassés dans une camionnette bâchée et partent pour une destination inconnue. A l’avant, se trouvent le chauffeur, Paoli et Thévenot. La camionnette est suivie d’une voiture de marque Citroën transportant 5 soldats allemands gradés et armés.
Arrivés à la ferme de Guerry (C Krameisen et les autres prisonniers ignorent où les véhicules se sont arrêtés), les Allemands font descendre les hommes de la camionnette six par six. Les départs sont espacés de 10minutes environ. Trois ont eu lieu, alors les Allemands viennent chercher les 8 hommes restant. C Krameisen qui a entendu depuis la camionnette des bruits lui semblant être provoqués par des chocs de pierres décide de tenter le tout pour le tout. Quand les bourreaux ordonnent au groupe de prisonniers en colonne d’avancer il se précipite à gauche du groupe dirigé vers la droite par les soldats en armes. Krameisen court aussi vite qu’il le peut, se jette dans les fourrés. Surpris, les Allemands tirent, heureusement ils ratent leur cible ! C Krameisen, hagard, vêtements déchirés par les ronces, essoufflé, affolé, va être caché par un fermier Mr Guillemin. Il a vécu l’impensable !
Le 26 juillet, les deux frères Juda, sortis du Bordiot sont précipités dans le puits n°2.
Le 8 août, les Allemands viennent chercher 10 femmes raflées à Saint-Amand à la prison du Bordiot, en principe des femmes n’ayant pas d’enfant ; deux d’entre elles faisant savoir qu’elles ne sont pas juives échappent à la mort. Les huit autres femmes seront jetées dans le puits n°2.
Sera également retrouvé dans ce puits le corps d’un homme appelé dans un premier temps « l’inconnu des puits de Guerry », finalement, il sera identifié comme étant le docteur Maurice Seiden, réfugié juif, résistant FTP… Pour les nazis, c’était d’abord sa judéité qui déterminait son châtiment ! Dans les puits de Guerry, on a donc retrouvé 36 victimes de Isaac Dreyfus 85 ans à Marcel Walewick 16 ans.
Ce massacre : pourquoi ? Quelles circonstances peuvent l’expliquer ?
Représailles ? ou génocide ? Folie d’un homme ? (Joseph Lécussan)
Une thèse est défendue par des auteurs ou des chroniqueurs, notamment T Todorov, le massacre des puits de Guerry serait, selon leur interprétation, une réponse des occupants et de la Milice aux actions menées par la Résistance locale à partir du 6 juin 1944. Sous peine de mettre en péril la vie de la communauté juive réfugiée à Saint-Amand-Montrond, il ne fallait pas s’emparer de la ville : cela a conduit à l’arrivée de Joseph Lécussan (le Gauleiter !) Et surtout l’exécution de 13 miliciens par le groupe Chaillaud (de la compagnie Surcouf dont les chefs Van Gaver et Blanchard ont été tués par des soldats de la brigade Jesser à la Croix de la mine, Saint Dizier de Leyrenne dans la Creuse) a provoqué la fureur de Lécussan, lequel a demandé aux chefs SS : Fritz Mersche à Orléans et Eric Hasse à Bourges de liquider les Juifs de Sant-Amand.
Cette thèse ne tient pas si on se rappelle que la grande rafle de Saint-Amand s’est déroulée dans la nuit du 21 au 22 juillet et la pendaison des miliciens par les hommes du groupe Chaillaud le 24 juillet, que l’avertissement de la sous-préfecture de Saint-Amand de l’exécution des miliciens par un traitre ayant utilisé la voie téléphonique (voir l’ouvrage de Todorov), a été démentie par le standardiste de service !
Ce qu’il s’est passé à Guerry ne s’inscrit pas seulement dans des mesures extrêmes de représailles suite aux initiatives de la Résistance, cela relève d’initiatives génocidaires décidées par les chefs SS.
Les cruelles exécutions à Guerry sont-elles dues à l’impossibilité de déporter les Juifs prisonniers au Bordiot à Auschwitz, comme l’a affirmé Paoli lors de son procès en mai 1946 ? Peut-être ? Il ne nous a pas été possible de reconstituer l’état exact des communications ferroviaires à cette date de fin juillet 1944, mais que ce soit à Auschwitz ou à Guerry l’exécution fut programmée Top secret (recherches de Jean-Yves Ribault) Elle fit partie de ce plan insensé d’exterminer tous les Juifs d’Europe. De fait le crime monstrueux de Guerry ressemble à l’action des Einsatzgruppen, ces unités SS spécialiséees dans le massacre des Juifs sur le front de l’Est à partir de juin 1941 lors de ce qu’on appelle parfois « la Shoah par balles ». D’ailleurs la préméditation ne fait aucun doute. Le site de Guerry avait été sélectionné par l’agent Winterling du SD de Bourges, il le reconnut lors de ce qu’on a appelé le procès de la Gestapo de Bourges.
A Rome, dans les fosses ardéatines, ce sont 335 personnes, dont 75 Juifs, qui ont été massacrés en mars 1944 peu de temps avant le départ des nazis. A Rome comme à Guerry, le crime va bien au-delà de représailles.
Jean Claude Bonnin, secrétaire de l’association des amis du Musée de la Résistance et de la Déportation du Cher