Conférence de Pierre-Philippe Preux - La Shoah par balles
Compte-rendu de conférence par P.P Preux, de l’association Yahad In Unum.
Conférence tenue au musée de la Résistance et de la Déportation du Cher le 2 avril 2015.
La présentation de la conférence telle que nous la faisions à priori, lors de son annonce dans notre calendrier :
Entre 1941 et 1944, près d’un million et demi de Juifs d’Ukraine ont été assassinés lors de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie. L’immense majorité est morte sous les balles des Einsatzgruppen (unités de tueries mobiles à l’Est), d’unités de la Waffen SS , de la police allemande et de collaborateurs locaux. Seule une minorité d’entre eux l’a été après déportation dans les camps d’extermination.
Malgré les récits des rares survivants et les enquêtes judiciaires, cette histoire de la Shoah qui s’est déroulée à l’Est de l’Europe reste peu connue. Depuis 2004, le père Patrick Desbois et l’équipe de recherche de Yahad-In Unum retrouvent de nombreux témoins ukrainiens ayant vu les massacres ou ayant été réquisitionnés lors des exécutions de Juifs. Les témoignages recueillis par Yahad, systématiquement confrontés aux informations des documents écrits, ont déjà permis la localisation de plus de cinq cents fosses communes jusqu’alors oubliées et le rassemblement d’éléments matériels du génocide (armes, douilles, balles). Il devient enfin possible de préserver et de respecter la sépulture des victimes.
L’auteur :
Pierre-Philippe Preux, historien et enseignant membre d’une des équipes de recherche de Yahad In Unum.
La conférence : rappels préalables
L’intervenant rappelle d’abord que la guerre à l’Est est fondamentalement différente de la guerre à l’Ouest. A l’Est, la violence est la norme. Par exemple, 637 villages ont été détruits en Biélorussie, avec le même mode qu’Oradour sur Glane en France.
On utilise actuellement le terme "Guerre d’anéantissement". L’une des composantes en est l’élimination des Juifs.
Hitler annonce "l’anéantissement de la race juive" le 30 janvier 1939.
Les militaires allemands y sont préparés psychologiquement. L’ordre du 28 avril 1941 demande à la Wehrmacht de collaborer avec les Einsatzgruppen, groupes d’intervention chargés d’éliminer les Juifs, mais ausi les Tziganes et les handicapés mentaux.
Le décret dit "des commissaires", ou "Komissarbefehl" demande l’exécution de tous les commissaires politiques de l’armée rouge.
De plus, pour les nazis, être juif revient à être communiste, ou l’inverse.
Enfin, une campagne d’affiches suscite des pogroms commis par les populations locales.
Le territoire couvert est très vaste : de Saint-Petersbourg au Caucase...
Les Einsatzgruppen vont tuer village par village..Mais ils sont "seulement" 3000...D’où la participation plus ou moins régulière de la police allemande, de la gendarmerie allemande, de la Wehrmacht, des Allemands qui habitaient ces territoires, et des "volontaires locaux", supplétifs recrutés par les nazis. Ainsi que des "requis" à diverses tâches.
Cette forme d’extermination n’est pas "industrielle". Un homme tue d’autres hommes. Les tueurs voient leurs victimes. (Ce que montrent bien certaines photos, prises par les Allemands : ex : une femme au bord d’une fosse..).
Ce sont les tueurs qui se déplacent.
Ce procédé "artisanal" est redoutablement efficace. Il touche environ 2 millions de Juifs, des dizaines de milliers de Roms, et ce, jusqu’en 1944.
En effet, cela ne s’arrête pas avec l’ouverture des "centres de mise à mort", ou camps d’extermination, comme on dit le plus communément : il y a encore des massacres en 1943 et 1944 sur le front de l’Est !
Comment l’histoire se fabrique-t-elle : la question des sources.
Attention aux idées reçues, il existe des archives !
� Celles des Einsatzgruppen, qui sont claires.
Ex : une carte, avec, dessinés, de petits cercueils, des chiffres de personnes massacrées, et la mention de territoires "Judenfrei" : "Sans Juifs", "Libérés de leurs Juifs".
Il existe des listes, avec des villes, des villages, des nombres de morts, hommes, femmes, enfants...
� Il existe aussi les archives soviétiques.
Les Soviétiques, dans les territoires qu’ils reprennent, établissent des commissions de travail, et font le bilan des destructions menées par les Allemands : les dégâts matériels, le bétail...et les populations civiles.
Ex : un plan dessiné après la libération d’un village par les Soviétiques montre l’ancien ghetto juif, les chemins, la fosse avec les corps des massacrés...
� Il faut donc confronter les 2 types de sources, qui, souvent, se corroborent.
Il a donc été possible d’établir une carte des lieux de massacre.
Ex : à l’Est de l’Ukraine. A certains endroits, massacre de 10 personnes. En un autre endroit : 22 000 personnes.
"Tuer tous les Juifs".
La volonté des nazis d’exterminer TOUS les Juifs est indéniable. Tel témoin raconte qu’il a vu les Allemands partir à ski dans la neige, pour tuer les habitants juifs d’un hameau isolé.
En général, cette forme de Shoah, dite "Shoah par balles", se fait dans les campagnes. Les Juifs des villes ont plutôt été tués dans les camps.
La démarche de l’association Yahad in Unum.
L’association recherche des témoins.
La Shoah par balles n’était pas secrète, ni discrète. Les Allemands faisaient des photos... Des "spectateurs" pouvaient assister.
L’association essaie de retrouver ceux qui étaient enfants, ou adolescents. Les membres de l’association font du porte à porte dans les villages concernés, et expliquent...
Les témoins sont filmés : environ 4000 . Dont certains ont vu les exécutions de leurs yeux.
Une équipe de recherches comporte un chauffeur de minibus, un photographe, un caméraman, des traducteurs...Environ 8 personnes au total.
Quand c’est possible, les "enquêteurs" demandent un schéma au témoin : où a eu lieu la tuerie ? Puis, ils partent sur place, si possible avec le témoin.
Dans de nombreux cas, les fosses communes ne sont ni marquées, ni encore moins sécurisées, ou sanctuarisées.
Il existe encore, d’ailleurs, des pilleurs de fosses qui les cherchent dans l’espoir de retrouver des dents en or...
L’association s’efforce de retrouver les limites des fosses. Il arrive qu’aux alentours, on retrouve des douilles d’armes à feu allemandes, ou de petits bijoux, certainement lancés par les victimes pour ne pas les donner à leurs bourreaux.
L’expérience sur place, les témoins.
Le conférencier a fait son 1er voyage en 2006. Environ 3 semaines. Depuis, il a fait une dizaine d’enquêtes sur place.
Ce qui l’a étonné est que la parole se libère assez facilement.
Ex : un témoin. Il avait 6 ans.Se souvient de son copain juif qui avait 4 ans. Se souvient de l’exécution de ces voisins-là.
Ex : un autre témoin : témoin direct d’une exécution. Revit les cris. Souvenir auditif.
Beaucoup n’en ont jamais plus parlé.
Pas de cellule psychologique !
Et si on en parlait dans l’URSS d’après-guerre, on risquait des ennuis, le GOULAG... Pour l’URSS, les victimes étaient d’abord des civils soviétiques !
D’ailleurs, encore aujourd’hui, il faut convaincre les témoins qu’ils ne risquent rien à parler..Que l’URSS n’existe plus. Que les nazis ne reviendront pas.. Idée que cette partie de l’Europe est dans un autre espace-temps.
Un témoin : a failli être exécuté, pris pour un Juif.
Lui a vu fonctionner les camions à gaz. Il a vu les Juifs monter dans le camion, le moteur qui tourne. Puis les camions qu’il faut vider de leurs corps, et nettoyer : la tâche des "requis".
(Le principe du gazage par émanation de moteur diesel a été mis en place à Chelmno, en Pologne, en 1941. Puis il se fait dans des salles, reliées à un moteur.)
Il faut essayer de trouver un maximum de témoins.
Car il est rare qu’un témoin ait vu l’ensemble du processus. Et il faut pouvoir recouper, reconstituer, et confronter aux archives soviétiques ou allemandes
Quel processus de la part des nazis ?
Chaque groupe d’exécution est indépendant des autres groupes. D’où des modus operandi qui peuvent être différents.
Généralement :
Beaucoup de gens, adultes, adolescents, pré-adolescents, non-Juifs, étaient réquisitionnés.
Les Allemands regroupaient les Juifs. Ils faisaient parfois croire qu’ils les emmenaient pour aller travailler quelque part. Ou pour les expulser en Palestine.
Ils partaient en camions, puis les camions s’arrêtaient. Ou bien à pied.
Les Allemands faisaient creuser des fosses. Par les Juifs ou par des requis.
Photo : des ravins. Les Juifs y sont "classés", en sous-groupes.
Ils doivent se déshabiller. Pas toujours. Sous les coups, et il y a parfois des chiens.
Puis, les Allemands tirent. Ils ont la consigne de viser la nuque.
Ils font inspecter les bouches des morts et arracher les dents.
Ils font ranger les corps des morts, "comme des sardines".
Ils font trier les vêtements.
Une témoin : elle avait 17 ans. Avec sa copine, elles ont dû marcher sur les corps des morts, pour les tasser.
Certains sont requis pour faire à manger aux Allemands.
Les témoins n’ont rien oublié, d’autant plus que les scènes de crime n’ont pas changé, et que certains habitent à côté.
En hiver, quand le sol était gelé, les cadavres étaient entassés, gelés. C’est seulement lors du dégel qu’ils étaient mis en fosses.
Aujourd’hui, une scène de crime peut être un champ, avec des choux..
Problème : les victimes ne sont même pas reconnues en tant que victime, en tant que membre d’une Humanité qui enterre ses morts correctement.
Sur le terrain, une dimension négationniste.
Ou tout au moins, on ne cherche pas à savoir.
Ainsi, 55 000 Juifs sont passés dans des porcheries, enfermés puis exécutés par les supplétifs Roumains des nazis, à 100 km d’Odessa. D’autres ont été tués en chemin, et dans cette zone, il existe des fosses tous les 10 km environ.
Actuellement, les porcheries sont redevenues des porcheries....
Idem : un témoin a vu les mêmes Roumains jeter des enfants juifs vivants dans des puits, qui servaient alors à jeter des animaux malades ou morts.
Les puits ont retrouvé cette même fonction.
Si on compare à la tragédie des puits de Guerry, à Bourges : les victimes juives ont été exhumées, identifiées, il y a eu enquête, il y hommage...
Les Allemands eux-mêmes ont souvent cherché à nier les massacres, en faisant exhumer les corps, et en les faisant brûler.
C’est l’opération "1005", voulue par Himmler. Voyant les revers de l’armée allemande, il a chargé un officier SS de recenser les lieux des massacres, puis de faire disparaître les corps. Les corps exhumés étaient brûlés, les os étaient concassés dans des "moulins à os", tel qu’il en existe un au Mémorial de la Shoah, à Paris.
La poudre d’os était mélangée à la terre.
Idée d’un crime sans cadavre ? D’un crime "parfait" ?
L’absence de fosses sécurisées, sanctuarisées, contraste, en Ukraine, avec les nombreux cimetières militaires allemands.
Remarque : il y a eu tout de même quelques "Justes" ;
Une fosse, concrètement.
Un témoin a indiqué le lieu d’une exécution en 1943.
La fosse est à côté d’un cimetière juif, on le voit sur une photo, au 1er plan.
L’endroit est buccolique, avec des animaux de basse-cour.
L’association a recruté un archéologue et a enquêté.
Des jeunes du village lui ont appris que le chemin a été réempierré avec les pierres tombales du cimetière juif. L’équipe les déterre, les ramène au cimetière.
Après les fouilles, une photo aérienne montre 15-16 fosses ;
Elles sont assez profondes. Il a juste été dégagé la couche de terre qui permet de voir les squelettes.
Quand les corps ont été découverts, l’association a fait venir un rabbin, pour qu’il dise la prière des morts.
Ces travaux ont attiré les gens des alentours. Dont certains avec la question "avez-vous trouvé de l’or ? ".
L’avenir ?
� En Ukraine de l’Est, peu de recherches encore ont été faites. Or, le temps passe, et de plus, c’est devenu une zone de guerre civile...
� Le procès des Einsatzgruppen a eu lieu en 1947, avec 24 accusés. Mais il a été peu couvert par la presse, les mentalités ont changé. De plus, c’est la Guerre Froide.
Par la suite, la division en 2 de l’Europe rend inaccessible les archives soviétiques, et l’accès au terrain. Elles le redeviennent en 1994.
En 2001, le père Desbois, dont le grand-père était prisonnier de guerre à Rawa-Ruska se rend sur place pour rénover un mémorial aux prisonniers de guerre français. Puis il s’intéresse aux prisonniers russes. Puis aux Juifs. Pour lesquels il n’y a pas de monument. Mais quelqu’un l’emmène dans une petite ville proche, et lui montre une fosse.
C’est le début des recherches, l’association est créée en 2004, pour donner aux recherches un contenu scientifique.
� Le nazisme aujourd’hui ?
Les néo-fascistes de l’Aube Dorée, en Grèce, ont un logo proche de la croix gammée.
Des députés néo-nazis siègent au parlement européen. Hitler pensait d’ailleurs que ce genre de massacres pouvait s’oublier, comme celui des Arméniens à son époque.
� D’ailleurs, les génocides, qui s’en souvient ?
Au Rwanda, en 1994, 800 000 Tutsis ont été tués en 3 mois. La radio des Mille Collines les traitait de "cafards"...De la même manière que les nazis traitaient les Juifs de "vermine"..
Nota : la conférence s’est terminée par des échanges avec la salle, les réponses aux questions posées ont été pour la plupart réintégrées au compte-rendu.
Une question sur le sort des handicapés mentaux et les Roms.
Réponse :
� l’association a vu un site d’exécution de handicapés mentaux en Ukraine. Il comporte aujourd’hui un monument commémoratif. 📷 Les Roms étaient considérés comme des associaux et persécutés en tant que tels. Les Juifs étaient considérés comme de la "vermine", même pas commes des "sous-hommes". Tuer les Juifs relève de la "légitime défense", selon les nazis. "Eux ou nous".
Quelques lectures ou compléments proposés par le service éducatif du musée de la Résistance et de la Déportation :
� Saul Friedländer, "Les années d’extermination, l’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945". Seuil 2008.
Somme rédigée par Saul Friedländer, historien et universitaire américain, qui traite du sort des Juifs dans toute l’Europe (dont, évidemment, en France), de manière chronologique, sur 800 pages, plus environ 200 pages de notes précises et de bibliographie.
Ex :
- page 273 et suivantes : sur l’action des Einsatzgruppen à partir de juin 1941.
� Timothy Snyder, "Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline". Gallimard, 2012.
T.Snyder est aussi un historien et universitaire américain.
Les "terres de sang" sont une large bande de territoires de l’Est de l’Europe ( pays baltes, une partie de la Pologne , Biélorussie, Ukraine, Russie de l’Ouest) passée plusieurs fois entre 1933 et 1945 d’une domination à une autre, et ayant subi à ce titre, tout ou partie, divers "malheurs" : la famine voulue par Staline, l’affamement voulu par Hitler, les massacres, la Shoah, les règlements de comptes.
L’auteur estime à 14 millions les "meurtres de masse" commis entre 1933 et 1945 par les 2 régimes.
Il traite bien sûr du massacre des Juifs, et de l’action des Einsatzgruppen et des divers groupes ayant participé.
Ex :
- page 208 : ce que sont les Einsatzgruppen.
- page 299, le chapitre VI : sur la "solution finale", dite "Shoah par balles", le chapitre VIII portant, lui sur les "usines de la mort nazies".
Bref, une synthèse intéressante et brillante sur l’histoire de cette partie de l’Europe. Environ 700 pages.
� Daniel Mendelsohn, "Les disparus". Flammarion, 2007.
Une enquête de micro-histoire. Daniel Mendelsohn est lui aussi un universitaire américain. En 2001, il a entrepris avec ses frères et soeur de retrouver la trace de leur famille en se rendant à Bolechow, petite ville polonaise en 1939, devenue aujourd’hui Bolekhiv, et ukrainienne.
Les 600 pages de recherches reconstituent le destin de ceux qui sont morts sous l’occupation allemande.
Ex : page 253, le sort de Ruchele, morte lors de la 1ère "Aktion", en octobre 1941.
Pour mettre des noms, des visages et des destins sur les données des 2 ouvrages précédents.