Lecture - David Rousset, Eugen Kogon : deux ouvrages fondamentaux sur les camps
Les ouvrages de David Rousset L'univers concentrationnaire et d'Eugen Kogon L'Etat SS sont très tôt parus après la libération des camps. Ils ont valeur de témoignages, mais ils présentent aussi une première analyse du système concentrationnaire. Selon Olivier Lalieu, spécialiste de la déportation, ils sont les deux ouvrages de référence parus "à chaud" sur les camps.
1945-1946 : David Rousset, L’univers concentrationnaire
David Rousset est un Français originaire du département de la Loire, né en 1912. Socialiste, il rejoint le mouvement trotskyste dans les années 1930. Résistant, il est arrêté par la Gestapo en octobre 1943. Il est déporté à Buchenwald et à Neuengamme. Il rentre en France gravement malade. En décembre 1945, janvier et février 1946, il écrit un long article en trois parties sur les camps pour La revue internationale. Il veut faire connaître la réalité des camps, il souhaite dissiper la confusion qui existe souvent dans l’immédiat après-guerre entre camps de concentration et camps de prisonniers de guerre. Edité en un seul volume en 1946, son ouvrage reçoit le prix Renaudot, sous le nom L’univers concentrationnaire.
Le livre (environ 180 pages en éditions de poche) est divisé en 18 chapitres, plus ou moins longs. David Rousset se livre à une analyse du fonctionnement du camp de Buchenwald : l’arrivée au camp ; la sélection pour un "transport", c’est à dire l’affectation à un kommando extérieur, plus meurtrier que le camp principal ; le départ pour le travail ; les kapos , leur hiérarchie, et leurs relations avec certains détenus ; la difficile cohabitation entre détenus dans les baraques, la hiérarchie entre les détenus ; les erreurs à éviter ; les trafics ; les détenus de droit commun ; les violences ; le rôle des SS... Il élargit parfois son propos, et, à propos de Birkenau, décrit : "la plus grande cité de la mort ".
Le style est relativement soutenu, souvent un peu distancié, voire ironique : ainsi, à propos de la distribution des vêtements , il parle des "Galeries Lafayette d’une cour des miracles"... Chaque chapitre a pour titre une expression ("Les ubuesques", chapitre 7) ou une citation ("Il existe plusieurs chambres dans la maison du Seigneur", chapitre 5). Mais David Rousset plante le décor par des phrases simples : "Buchenwald est une grande ville par son prolétariat [...], mais aussi par sa masse de fonctionnaires, ses rentiers et sa pègre". "La couleur dominante est verte. Le peuple des camps est droit commun, [...] Les politiques sont la plèbe taillable est corvéable à merci ".
Le livre de Rousset montre combien les règles de la vie au camp sont différentes de la vie "d’avant" : ainsi , il évoque la destruction de "toute hiérarchie de l’âge" . Il montre l’importance du service de l’Arbeitsstatistik, qui tient dans sa main la vie et la mort des détenus, en fonction de l’affectation qui leur donnée... Il aborde avec pudeur la question des "intrigues intimes", auxquelles sont liés les kapos.
Enfin, certaines parties permettent d’aborder la notion de Résistance : "nous ressentions l’impérieuse nécessité de lutter contre la lente désagrégation des idées, de tout ce qui fait la raison de l’être..." Le chapitre 16 traite de la montée en puissance dans la hiérarchie du camp des communistes allemands, et soulève les problèmes que cela pose : outre les relations avec les "droit commun", celles avec les communistes d’autres pays, avec les sociaux-démocrates ; le sabotage, qui doit être habile : le comportement des kapos communistes...
Au final , un petit livre dense, passionnant, excellent pour découvrir de manière concise le fonctionnement d’un camp de concentration.
Certes, à propos d’Auschwitz, il écrit "Entre ces camps de destruction et les camps "normaux", il n’existe pas de différence de nature, mais seulement de degré." Mais David Rousset écrit en 1945-1946. Il est décédé en 1997, après avoir milité contre le stalinisme et avoir dénoncé le goulag.
1945-1946 : Eugen Kogon, l’Etat SS
Eugen Kogon est né en 1903 à Munich. Il est connu en Allemagne comme sociologue, historien, journaliste ; après la seconde guerre mondiale, il est l’un des intellectuels de la RFA favorable à la construction européenne. Il est mort en 1987. Après des études à Munich, Florence et Vienne (il est docteur de l’Université de Vienne), il travaille dans un journal catholique et s’élève contre le nazisme , ce qui lui vaut d’être arrêté trois fois par la Gestapo, puis d’être déporté en 1939 à Buchenwald, en tant qu’opposant chrétien. A la libération du camp en 1945, il se voit confier par les Américains la rédaction d’un rapport sur le système concentrationnaire. Kogon le rédige avec la contribution d’autres ex-détenus. En mai 1945, soucieux que son travail ne soit pas contesté, il le soumet à 15 personnes ayant appartenu à la direction clandestine du camp de Buchenwald ou représentant certaines familles politiques. Il donne la liste de ces relecteurs dans l’introduction de son livre, version remaniée de ce rapport. Il est paru en 1946 en Allemagne et en 1970 en France.
Il comporte 21 chapitres (environ 380 pages en édition de poche, écrites en petits caractères). C’est une somme thématique, qui, comme le livre de David Rousset porte essentiellement sur Buchenwald, avec des échappées sur Dachau et quelques autres camps.
Kogon traite évidemment des mêmes thèmes que Rousset, de manière plus détaillée. Le traitement se veut exhaustif, et il aborde de nombreuses autres questions, sur lesquelles toutefois le jugement porté en 1946 peut sembler daté.
Le chapitre 2 est intéressant, car il évoque une question sur laquelle les enseignants s’interrogent souvent : y avait-il une classification des camps, des catégories de camps, plus ou moins dures ? Selon Kogon, il y a bien 3 degrés de camps, d’après une directive de l’office central de gestion économique des SS. 1er degré : le camp de travail. 2e degré : le camp de travail où les conditions de vie et de labeur sont plus difficiles. 3e degré : le "moulin à os" (expression utilisée par Eugen Kogon) , d’où il est rare de sortir vivant. Kogon précise que cette classification n’est pas rigoureuse. Dachau était de 1er degré, alors que les conditions de détention ont toujours été plus pénibles qu’à Buchenwald, de degré 2. Selon lui, une des différences tiendrait dans le ravitaillement, forcément plus mauvais dans les catégories plus basses.
Kogon ne traite pas spécifiquement de la Résistance dans le camp, mais dans le chapitre 15, "Tragédies collectives et opérations spéciales", il montre comment fin 1944 il a été possible de sauver 3 agents secrets alliés, par substitution d’identité avec des détenus morts...dont bénéficie Stéphane Hessel, qui devient Michel Boitel.
Sur le sort des juifs, abordé à plusieurs reprises, l’auteur donne la parole à plusieurs rescapés, qui racontent les massacres commis dans les forêts proches de Riga, les camions à gaz ou la révolte du ghetto de Varsovie.
En conclusion, un ouvrage à connaître, dont on aimerait approfondir certaines questions avec des travaux historiques plus récents, ou en les comparant à la situation dans d’autres camps. (Ex : chapitre 11 : l’envoi d’argent et de courrier pour les détenus).